Le bagne de Saint Jean: témoignage d’un ancien légionnaire en 1977

Le sujet a toujours été l’objet de controverses, mais une voix s’élève, aujourd’hui, catégorique. « Jamais vous ne pourrez imaginer… »

Cette voix est celle de Joaquim, 58 ans, un accent à couper au couteau qui en dit déjà long sur l’homme venu du Portugal dès l’adolescence. Il débarqua en France presque par hasard. « J’avais pris mon balluchon, je n’avais pas vraiment de destination ». Joaquim a été légionnaire. Et il en est fier. « Je lui voue un respect éternel, mais elle a eu aussi ses brebis galeuses qui ont fait beaucoup de mal ».

Joaquim sait de quoi il parle. Il nous dévoile son passé de disciplinaire, six mois à la section d’épreuve de Corte. Un témoignage unique, 36 ans après les faits, mais la mémoire d’un homme meurtri nous fait pénétrer à l’intérieur des terribles murs.

« Là-haut », répète-t-il sans cesse, dès lors qu’il évoque le bagne de la Légion. Il n’a pas oublié la route d’Aléria, ni la piste qui monte vers le domaine Saint-Jean. « Sur environ trois kilomètres ».

Une distance d’autant plus claire dans ses souvenirs, qu’il fut contraint de la parcourir en rampant, son paquetage sur le dos. C’était le jour de son arrivée, le 1er juillet 1974. Joaquim ne veut pas se tromper sur les dates, son dossier militaire est là, pour écarter les approximations.

Parler, enfin ! L’idée a commencé à faire son chemin dans sa tête le jour où il lut l’interview d’Henri Allainmat que Corse-Matin publia le 14 novembre 2008. « Je n’ai pas lu son livre, j’ai entendu dire qu’il avait été retiré de la vente, mais peu importe, je sais ce que j’ai vécu à Corte ».

Pour comprendre comment et pourquoi l’ancien légionnaire a connu la section d’épreuve, il faut remonter à l’époque où, posé à Bayonne, il passait devant le centre de recrutement de la Légion étrangère. « Au Portugal, déjà, j’habitais tout près d’une zone d’entraînement de parachutistes ». L’image des paras, elle a fait naître et grandir la passion de Joaquim, elle l’a poussé jusqu’à son engagement, le 14 décembre 1970, et déjà, jusqu’à la Corse.

Après huit mois d’instruction à Bonifacio, il entre à la 2e compagnie de combat du 2e Rep de Calvi, où ses ennuis ont commencé… « Lors d’un saut d’entraînement, j’ai été victime d’un accident, trois vertèbres lombaires brisées. J’ai porté un corset pendant six mois, j’avais le dos fracassé mais je ne me plaignais pas. Ma fierté était grande, je voulais faire mon chemin dans la Légion, devenir au moins caporal ». Mais les parcours du combattant répétés vont révéler le mal. « Un jour, mon dos s’est complètement coincé. Je savais qu’il n’y avait plus rien à faire, mes supérieurs ont fini par se rendre compte de mon état et m’ont déclaré inapte au saut ».

Adieu les paras, direction Tahiti le 25 juin 1973, le régiment mixte Pacifique et une mission moins lourde. Depuis les atolls où ont lieu les essais nucléaires, le destin de Joaquim va glisser sur la mauvaise pente. « Un caporal-chef m’a cherché des noises, nous nous sommes battus, il a été blessé. Je m’attendais à être puni, mais pas à être condamné aux travaux forcés et à être classé individu dangereux ».

La Légion le condamne pourtant à retourner en Corse, mais à Corte cette fois, pour trois mois à la section d’épreuve. « J’ai invoqué mes graves problèmes de dos, on m’a répondu ironiquement que j’allais avoir l’occasion de me soigner… ».

Dès lors, l’ancien disciplinaire entre dans les terribles détails de sa peine. Les deux premiers mois dans une minuscule cellule que les cadres aspergeaient d’eau régulièrement, de longues journées à manier la masse pour casser des cailloux. « À ce rythme, très vite, je n’avais plus de peau sur les mains. Le matin, pour arriver à les ouvrir, je les massais avec mes excréments ». Un « traitement de faveur » qui n’est pas sans conséquence pour le dos de Joaquim. « Un jour, pendant que je cognais sur la roche, mon dos s’est complètement bloqué. Pour s’assurer que je ne simulais rien, les cadres m’ont « testé » à coups de rangers dans l’abdomen, en me tirant par les bras et par les jambes pendant des heures. Quand ils ont compris que c’était sérieux, ils m’ont fait hospitaliser une semaine, mais une fois de retour là-haut, c’était encore la misère. En cachette, je cherchais du bois pour mordre dedans et supporter la douleur ».

Un jour, le disciplinaire est convoqué par l’officier responsable. Il est condamné à trois mois de plus. « Je n’ai jamais compris pourquoi ». Il se souvient aussi du « régime » à partir du troisième mois, les chambrées collectives où après des journées harassantes, il est impossible de dormir la nuit.

« On nous obligeait, en silence et dans le noir, à défaire et refaire nos lits. C’était impossible, alors, on recommençait, jusqu’au matin… ». Joaquim parle souvent de ces cadres qu’il revoit, tels des tortionnaires. « L’après-midi, ils revenaient ivres, c’était encore plus terrible ».

Les deux derniers mois, l’ancien légionnaire vivra une relative accalmie présentée comme une «préparation à la sortie».

« Derrière le grand portail arrière de la section, il y avait ce qu’on appelait « la bergerie ». J’ai fini mon temps au bagne en m’occupant des cochons et en servant le petit-déjeuner aux officiers ». Quand il retourne à la « vraie Légion », il se rend compte qu’il n’a plus rien à y faire. « On m’a brisé mon rêve », lâche-t-il. À l’évocation de ces pénibles instants, jamais Joaquim ne perdra son sang-froid, jamais il ne se départira du ton posé et soigné dans le cours de son récit. Il quitte l’Armée cinq mois après, devient, à Ramatuelle, le chauffeur de Simone Volterra. Il exerce ensuite en tant que chauffeur routier, mais son dos le torture plus que jamais. Retiré aujourd’hui à Draguignan, Joaquim vit seul… sur un fauteuil roulant. Il est amputé d’une jambe. « Et je crois que l’autre ne va pas tarder à partir », ajoute-t-il sans se vouloir larmoyant.

Il voit du monde, se déplace un peu en quad, mais passe ses journées à prendre des médicaments. Dès le retour à la vie civile, il a engagé un autre combat avec l’armée, et avec la Sécurité sociale, pour faire reconnaître tout ce qu’il avait enduré.

Une pension finalement accordée à vie peut-elle tout effacer pour autant ? Joaquim persiste, malgré tout, à croire que la section d’épreuve n’est pas totalement responsable de son état physique actuel.

Ce qui lui reste de son passé de soldat ? Une grande fierté, celle d’avoir appartenu à un corps d’élite. Le sentiment, aussi, d’avoir gagné, d’avoir malgré tout triomphé des brebis galeuses. « Vous pouvez tout écrire, mais surtout, ne dites pas de mal de la Légion. Jamais ».
« Là-haut, personne ne pouvait déserter »
Quand il était disciplinaire à la section d’épreuve, Joaquim avait entendu parler de désertion. « On racontait à l’époque que des disciplinaires avaient fui l’enceinte du bagne de Corte. Je peux vous assurer qu’il était impossible de déserter de là-haut. À mon avis, les gars n’étaient plus là, mais ils étaient restés dans le coin… ».
Joaquim s’interrompt, sa voix se fait plus grave, ses propos aussi mystérieux qu’inquiétants.
« À l’époque, je m’étais rendu compte que deux cadres sortaient la nuit, et le lendemain, on retrouvait nos outils plein de boue alors que nous les avions nettoyés la veille. Ce qui est certain, c’est que ces cadres étaient sortis pour remuer la terre, un travail qu’ils ne faisaient jamais. C’était celui des disciplinaires… ». Dès lors, Joaquim se tait, il n’ose pas prononcer les mots. Des disciplinaires morts à cause des mauvais traitements ? Il n’esquive pas la question : « Je le crois, mais je ne peux pas être affirmatif ».

Légion étrangère cérémonie de la remise du képi blanc